Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
10 septembre 2010 5 10 /09 /septembre /2010 19:29

[la Revue des Deux Mondes – 1er avril 1929 in "Une correspondance inédite : le Prince Impérial et Ernest Lavisse" p. 568 à 572]

  

12 décembre 1876

 

 

« Ah ! Monseigneur ! comme je voudrais pouvoir causer avec vous quelques jours, et que je partirais volontiers pour Florence, si j’en avais le temps ! Je vous demanderais une heure pour vous parler de toutes nos affaires, et en particulier de la Nation.

 

Un fait que je considère comme très grave s’est produit à propos de ce journal.

 

Nous en avons longuement parlé, avant qu’il parût, pace que vous sembliez vous y intéresser vivement. J’ai dit à Votre Altesse que l’entreprise était difficile, parce qu’on avait à concilier des opinions, sinon opposées, au moins diverses, et qu’on se proposait de sortir des chemins battus. Au lieu de prêcher des convertis, on devait s’adresser à des païens ; pour cela, réunir un certain nombre de jeunes gens de bonne volonté, neufs et indépendants. Sans compter le souci qu’on aurait de parler en français, on s’efforcerait de n’être ni banal, ni violent, de ne point faire bâiller, mais aussi de ne point développer les germes d’hydrophobie que la nature dépose depuis quelques générations dans le sang de tous les Français. On se tromperait peut-être, on ferait même des fautes, mais il était convenu que Votre Altesse s’intéresserait directement au journal, quoique discrètement, et qu’Elle avertirait des fautes commises aussitôt qu’Elle les aurait remarquées.

 

Là-dessus on est parti en campagne. Vingt accidents se sont produits. L’administrateur Martin est tombé malade d’une pleurésie, et voilà Duruy obligé de s’occuper de toute l’organisation matérielle. On arrive à être à peu près prêt, au jour dit ; Bouchery, secrétaire de la rédaction, c’est-à-dire personnage indispensable, devient fou, et voilà Duruy obligé d’être son propre secrétaire. L’imprimeur auquel on s’est lié par un traité, fait de si mauvaise besogne qu’il faut surveiller ses ouvriers jusqu’à quatre heures du matin, sans parvenir à éviter les retards, ni les fautes. Duruy, qui ne peut pas tout voir, laisse passer un article malheureux de Filon : Filon, blâmé par Votre Altesse, donne sa démission de rédacteur politique [dans cet article, Filon affirmait sa confiance dans le maintien de la paix, fondée sur l’impossibilité où était alors l’Angleterre de faire la guerre. Le Prince, dans une lettre à M. Rouher, désavoua ces idées]. Restent, Albert, qui est accablé, passant toutes ses nuits, et Delafosse, qui, heureusement, lui est resté fidèle et fait de très bonne besogne.

 

Cependant les bons amis regardent de travers le nouveau venu. Leur défiance évidemment jouée s’accroît en apparence. Ils se scandalisent, crient à la trahison et se voilent la face. On en prend son parti, peu soucieux qu’on est, après tout, de l’approbation enthousiaste d’hommes, dont les trois quarts rêvent d’un Empire, fort peu désirable, un Empire confit en dévotion, et attendent avec impatience Votre Altesse pour la tremper dans un bénitier, dès son arrivée ! Mais ce qui est dur, Monseigneur, c’est votre silence absolu, après que vous m’aviez promis de m’écrire à moi pour me faire connaître votre sentiment et votre volonté.

 

Ce silence vient d’être rompu, et c’est là le fait dont je parlais tout à l’heure, d’une manière fort inattendue.

 

Votre Altesse a envoyé une longue lettre à M. Béhic dont j’ai vu la copie.

Ce qui me fait de la peine, ce n’est pas que vous n’ayez pas écrit à Duruy ; jamais je ne conseillerai à Votre Altesse d’écrire à quelqu’un qui est dans la lutte directement engagé. Vous vous devez également à tous, en restant supérieur et juge ; mais, Monseigneur, cette lettre à M. Béhic, j’ai bien reconnu que ce n’est pas vu qui l’avez écrite, et c’est ce qui me désole. Il est vraiment pénible de faire ce que font mes amis, de se dévouer à vous, corps et âme, librement, par choix et sans vous demander d’autre sacrifice que votre intérêt bienveillant, et de ne recevoir pour récompense qu’une communication administrative.

 

Dans cette lettre, Monseigneur, il y a des erreurs. Votre Altesse paraît ne guère attacher d’importance aux élections de février, et ne pas croire à la force du parti républicain. Or, cette force est considérable, et il faut bien nous résigner à croire qu’un bon million de Français électeurs a la haine de l’Empire et le besoin d’être guéri de cette haine.

 

Votre Altesse ne croit pas qu’il soit besoin d’agir sur le Parlement ; mais agir sur le Parlement, n’est-ce pas une façon d’agir sur le pays ?

 

A l’heure qu’il est, en pleine crise, alors que les plus naïfs commencent à voir les absurdités de la constitution, et que l’Empire réapparaît comme une nécessité, on cherche dans le Parlement les hommes de l’Empire. Et qu’y voit-on ? Un parti à la débandade, un chef qui n’est jamais là, dans les grandes circonstances, des tirailleurs qui donnent à volonté ; des jeunes gens qui font des niches d’écoliers : aucune action commune, si ce n’est contre le phylloxera, qui ruine les vignes, mais stimule l’activité législative de nos amis ; des propositions saugrenues, qui rappellent celles de l’ancienne gauche ; des interruptions ; des coups de grosse caisse, et le cri de « Vive le Pape roi » ! accompagnant le cri de « Vive l’Empereur ! ». Puis c’est tout. Je me trompe : de graves et inconcevables impudences, comme celle qu’a commise l’autre jour M. Rouher, en prophétisant en plein banquet du Grand Hôtel, devant vingt domestiques de la police, la prochaine extermination de la Prusse ! Je vous jure que, si je n’étais pas impérialiste, ce spectacle ne m’amènerait pas vers vous.

 

Je crois donc, Monseigneur, que l’action parlementaire n’est pas à dédaigner, et qu’un journal qui empêcherait les sottises qu’on fait, rendrait bien des services. La Nation n’a-t-elle pas bien prédit ce qui arriverait à ces élections du Sénat où nos amis, vassaux fidèles des anciens partis, ont voté pour le négociateur de Frohsdorf, et mis une fois de plus en pratique la théorie du doigt dans l’œil ? [Au Sénat, M. Chesnelong, dont on connaît les rapports avec le comte de Chambord, venait d’être élu sénateur inamovible (26 novembre 1876). Les bonapartistes avaient voté pour lui]. N’est-ce rien que de montrer un Empire qui n’est ni celui d’Amigues, ni celui de Cassagnac [Jules Amigues, alors rédacteur de « l’Ordre ». Paul de Cassagnac écrivait dans le « Pays »], un Empire de raison, démocratique, laïque, napoléonien ?

 

Que le journal se soit trompé quelque fois, je le reconnais, mais comme on y aurait heureux d’être corrigé par vous ! Un mot, un seul, adressé à Filon ou à moi, aurait suffi, à Filon surtout, que je sais fort désolé, et qui ajoute ce chagrin aux préoccupations d’une maladie qu’il croit et que je crois mortelle.

 

Voilà, mon Prince, une très longue lettre. Excusez-moi, c’est mon devoir de vous dire toutes ces choses, et de vous répéter qu’on ne vous voit pas, qu’on ne vous sent pas assez. On ne demande pas seulement : « Où sont les hommes de l’Empire ? ». on demande aussi : « Où est l’Empereur ? ». Votre Altesse ne sait pas combien on s’occupe d’Elle, et ce que je souffre à entendre dire : « Il paraît que le prince ne s’occupe de rien, qu’il ne lit pas les journaux, qu’on ne peut lui écrire en sécurité parce que d’autres que lui lisent les lettres les plus confidentielles ; qu’il ne s’intéresse pas à la conduite du parti ; qu’il n’a jamais donné un avis à M. Rouher, qu’il ne lui a jamais fait une de ces questions qui seraient des ordres, etc. ». Je nie tant que je puis, mais je ne peux faire pourtant qu’on vous voie autrement qu’enveloppé dans un nuage d’où sort de temps en temps une lettre que vous n’avez pas écrite. Et dire que vous pourriez si bien faire ce que vous ne faîtes pas, que vous avez l’intelligence si mûre et si sûre, et que, dès maintenant, vous vous placeriez si haut, si votre volonté, - vous dites que vous en avez une, - se montrait en temps opportun !

 

Monseigneur, ce n’est pas seulement la longueur de ma lettre que je vous prie d’excuser ; c’est la franchise que j’y ai mise. Votre Altesse m’a toujours autorisé à lui parler ainsi ; je ne saurais d’ailleurs lui parler autrement, commandé que je suis par mon dévouement, qui n’est point banal, et ne me permet pas une minute d’hésiter à faire mon devoir envers vous, dussé-je vous déplaire un moment. Vous savez bien ce que j’espère et ce que j’attends de vous ; que je vous aime, pour vous-même, énormément, plus encore pour la France, et que j’apprécie mieux que personne vos qualités d’intelligence et de cœur, que vous n’avez révélées à personne plus qu’à moi.

 

Je ne demande pas à Votre Altesse de me répondre ; je la prie seulement de brûler cette lettre et d’y penser un peu, car j’y ai mis, je crois, beaucoup de vérités ».

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le Prince Imperial Napoleon IV
  • Contact

Recherche